En parcourant Spraycan Art ou Subway Art, tous deux publiés dans les années 80, impossible de passer à côté des persos de Dondi, Seen, Tracy, Futura ou Kel empruntés au roi du Comix américain, Vaughn Bodé. De 1968 à 1975 ce dessinateur, le plus lu après Robert Crumb, a eu un impact considérable sur la contre-culture américaine. Mais son héritage ne s’arrête pas là; Cheech Wizard, Masked Lizards et lettrages bubble continuent d’influencer le Graffiti contemporain, et surtout son fils, Mark Bodé, perpétue la légende en adaptant les dessins de son père, bombe à la main.
L’histoire commence en 1963 dans un contexte de Guerre Froide avec Dǎs KämpF. Dans ce portfolio de cent dessins auto-édité, Vaughn Bodé ridiculise les militaires. Ces persos maladroits serviront de modèles à sa célèbre galerie de personnages.
Progressivement, les militaires patapoufs se transforment en hommes-lézards masqués, les fameux Masked Lizards, en quête perpétuelle de femmes aux formes plantureuses.
En 1972, le premier recueil des histoires du Cheech Wizard est édité. Ce sorcier timide coiffé d’un bonnet jaune étoilé, souvent ivre ou drogué, n’hésite jamais à donner de furieux coups de pieds dans les couilles de tous ceux qui osent le contredire.
Au fil de ses publications diffusées dans les librairies underground de New York, Vaughn Bodé développe un monde de fantaisie étrange et fantasmatique qui fascine de nombreux graffeurs.
Mon père a travaillé très dur pour se faire publier non seulement en BD, mais aussi dans des revues de science-fiction et des journaux de rue. Du coup, n’importe quelle boutique vendant des accessoires liés au cannabis ou les librairies de BD underground se devaient d’avoir ses comics en vitrine. Par conséquent, les premiers tagueurs ont pu les voir facilement.
Synthétisant avec talent et humour l’esprit contestataire des années soixante, Vaughn Bodé, moins célébré que Robert Crumb ou Gilbert Shelton, reste une figure importante de l’underground américain et une influence majeure dans l’univers du graffiti, dépassant largement les frontières des États-Unis. Disparaissant dans des circonstances mystérieuses en 1975, son œuvre a été fulgurante.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Son fils Mark Bodé, né en 1963, reprend le flambeau dès 1978. Âgé d’à peine quinze ans, il est embauché par le magazine Heavy Metal pour travailler sur la colorisation des dessins de son père. En 1984, Mark Bodé reprend Cobalt 60, un projet initié par Vaughn en 1968. En 1985, Mark Bodé publie son premier comic parodique, intitulé Miami Mice.
De 1988 à 1995, Mark Bodé poursuit sa carrière de dessinateur en intégrant l’équipe de Teenage Mutant Ninja Turtles, les fameuses Tortues Ninja.
J’ai commencé à me faire connaître avec mes propres BD au début des années 80 et j’ai pu tout de suite bien en vivre. Je n’ai jamais cherché de boulot alimentaire parce que pour chaque projet dans lequel j’étais impliqué, je trouvais un débouché grâce à la renommée de mon père. Ça n’a jamais été facile, mais je n’ai jamais eu à travailler aussi dur que lui pour gagner de l’argent, j’avais un héritage sur lequel compter. J’ai travaillé sur Les Tortues Ninja pendant une courte période dans les années 90, j’ai été l’un des huit artistes d’origine à travailler sur ce projet. Quand la BD a commencé à être moins lucrative, je me suis lancé dans le tatouage pour trouver une nouvelle façon d’utiliser mes compétences artistiques.
Motivé par l’avant-garde du graffiti américain, Mark perpétue la galerie de personnages iconiques héritée de son père, sur papier… et sur murs depuis 1986, en collaborant régulièrement avec de nombreux graffeurs.
Mon premier mur a été publié en 1986 dans Spraycan Art. J’étais une sorte de bête curieuse à l’époque, les persos de Bodé étaient déjà devenus des icônes. Je marchais sur les traces de mon père, la bombe à la main. C’est pour ça que je me suis retrouvé dans ce bouquin culte, et pas parce que j’étais extraordinaire, mais juste à cause de la réputation de mon nom dans la communauté du graffiti. J’ai rencontré Dondi à peu près à la même époque, mais on ne peignait pas ensemble. On traînait tous les deux à la Bodega des beaux-parents de ma mère à Brooklyn où chacun dessinait dans le carnet de l’autre : on parlait de mon père tout en faisant des crobars. Plus tard, j’ai rencontré des artistes de la baie de San Francisco comme Razor, Shadow et Rayyyn, puis Ham2, Thorn et Crayone. Ce sont eux qui m’ont encouragé quand j’ai commencé en 1986. Quelques années plus tard, j’ai rencontré Dr Revolt, Zephyr et Seen aussi à New York. Revolt est devenu mon mentor, il m’a appris le contrôle et la technique de la bombe de peinture au fil des années.
Chaque fois que je voyais un perso de Bodé dans un graff, je sentais que j’étais capable de le faire et que je ne serais pas satisfait tant que je ne savais pas le reproduire à la bombe. Je me suis mis à peindre à la moindre occasion, malgré ça, je n’avais pas assez de pratique pour devenir bon. Ce n’est qu’à partir de ces dernières années, quand j’ai quitté la côte Est pour déménager à San Francisco, que j’ai pigé le truc. On m’a donné tellement de spots à peindre que j’arrivais à peine à répondre aux demandes.
Je me vois comme un artiste du graffiti qui fait des fresques murales : ça ne me donne pas le frisson de signer mon nom, mais j’adore créer les visuels, les arrière-plans et les persos Bodé à la bombe. Je laisse la calligraphie des tags aux maîtres de cette forme artistique. Si j’écris ou si je peins de la typo, c’est toujours dans le style du lettrage des bulles Bodé. Si c’est considéré comme du tag, alors oui, je suis un tagueur, mais Vaughn, lui, ne l’a jamais été.
Je n’ai jamais peint de métros. Je suis trop vieux pour me faire courser par la police et leur échapper. Alors je choisis des murs légaux et des boulots payants pour réaliser la plupart de mes pièces.
Après des centaines d’heures de peinture au compteur, je suis enfin satisfait de ma maîtrise de la bombe. J’adore ce médium que je ne quitterai que lorsque je ne pourrai plus monter à l’échelle. Le graffiti m’a donné envie de faire des fresques géantes. Je sens que je suis capable de produire des œuvres que personne n’a encore vues dans l’univers de Bodé. Le meilleur reste à venir pour moi dans ce domaine.
Depuis plus de trente ans, Mark Bodé marche dans les pas de son père en créant de nouvelles aventures pour les persos emblématiques de Bodé, dans ses propres comics. Mais Mark ne s’est pas contenté de faire fructifier son héritage, il s’est fait aussi une place de choix dans le Graffiti, prolongeant sur les murs l’univers inventé par Vaughn Bodé. La boucle est bouclée.