Dans les années 90, Ja régnait sans partage sur les cinq quartiers de New York. Impossible d’ignorer les dommages infligés à la Grosse Pomme. Poursuivi par la ville et la MTA, tabassé à plusieurs reprise par la police, Ja a choisi de dédier sa vie au bombing en créant ses propres règles, quitte à vivre en marge de la société.

En 1995, pour son premier article publié dans Rolling Stones, le journaliste d’investigation Kevin Heldman partage le quotidien du tagueur le plus prolifique de l’histoire du graffiti vandale, et de ses partenaires JD et Set. Voici la première partie de cet article fleuve.


La première fois que je rencontre Ja, il arrive en Rollerblades, casquette à l’envers, au coin d’une rue de Manhattan vers minuit. Il a 24 ans, il est blanc, musclé, les cheveux coupés courts et en short. À l’exception de quelques périodes, cela fait presque 10 ans qu’il fait du graffiti à New York et qu’il a fondé le crew XTC. Ses mains, ses bras, ses jambes et sa tête présentent une série de cicatrices qui proviennent de matraques, barbelés et d’autres objets pointus ou dentelés sur lesquels il est monté ou passé. Il s’est fait tabassé par la police, un « shampoing de bâtons », comme il dit. Il s’est fait tirer dessus, est tombé d’un panneau d’affichage sur l’autoroute, a couru nu dans des dépôts de train, s’est fait poursuivre par des tagueurs rivaux sur l’autoroute qui le menaçaient avec des clubs de golf, et a risqué sa vie un nombre incalculable de fois pour du graffiti.


Ja habite seul dans un studio. Il y a des graffitis sur un miroir qui fait la longueur du mur, un banc de musculation, une lampe Lava laissée en plan, des bombes de peinture empilées dans un coin et un grand autocollant de la MTA sur un côté du réfrigérateur.

La sonnette de son appartement indique un faux nom, son numéro de téléphone est sur liste rouge pour éviter à la fois les représentants de la loi et les embrouilles avec d’autres graffeurs. Alors que je discute avec Ja et un de ses acolytes JD de leurs appréhensions sur le sujet JD me balance une maxime du monde du graffiti, l’air de rien :

– Tu peux pas nous baiser, on sait où t’habites.

Chez Ja, on regarde des photos. Il y a des centaines de photos de graffeurs dans des wagons de métro hors d’usage qu’ils viennent de recouvrir complètement avec leurs tags, des photos de graffeurs portant des gilets réfléchissant orange (pour se faire passer pour des travailleurs de la régie) marchant sur les rails du métro, des photos de détectives et de travailleurs de la régie qui examinent de près les graffitis que Ja et son crew ont fait la nuit précédente, des photos de flops de Ja stylisés, de grands logos inscrits 50 fois de suite et à 5 mètres de haut sur le mur de soutènement d’une autoroute.

Des photos de Ja sur les trains, Ja sur les camions, Ja sur les rideaux de fer de magasins, sur les ponts, sur les toits, sur les panneaux d’affichage, toutes étiquetées, certifiées, et enregistrées sur film.

Ja vient d’une famille aisée  : ses parents sont divorcés. Son père occupe un poste haut placé dans le secteur de l’entertainment. Ja est conscient que ce dernier fait puisse, dans l’esprit de certaines personnes, remettre en question sa « street cred », et il fait tout son possible pour éviter la corrélation entre privilèges et tagueur du dimanche. Il évalue son nombre d’arrestations à 15 pour des infractions variées.

Il n’a pas d’emploi et la manière dont il subvient à ses besoins est obscure. Chaque fois qu’on s’est vus, il était foncedé ou en voie de l’être. Une fois, il m’a appelé de la prison de Rikers Island où il purgeait une peine de prison de 2 ou 3 mois pour ébriété sur la voie publique et violation de sa liberté conditionnelle. Il raconte que certains prisonniers lui ont demandé de les tatouer après l’avoir vu taguer dans un carnet.

Ça sonne vrai. Où qu’il soit, Ja domine les lieux. Avec son crew, il choisit les spots à taper, les magasins où péta, il contrôle la mission. Il indique la direction à suivre dans la voiture, prévoit qui fera quoi, fixe l’ambiance. Et il va toujours un peu plus loin que les personnes avec lesquelles il se trouve. Il grimpe plus haut, reste éveillé plus longtemps, tire plus fort sur le spliff, est celui qui tague le plus. Et bien qu’il soit respecté par les autres writers pour sa volonté de repousser les limites –d’autres writers l’ont décrit comme un King, et en guise de compliment « le mec le plus taré que je connaisse »- cette même imp(r)udence le coupe parfois de la majorité des writers qui n’ont pas son appétit débordant pour le chaos, l’adrénaline ou l’autodestruction.

Si je demande à un détective spécialisé dans la lutte contre le graffiti s’il y a des writers particulièrement connus, il mentionne immédiatement Ja et ajoute, un brin de fierté dans la voix  :

-On se connaît déjà.

Il dit que Ja est le plus gros tagueur de tous les temps (bien que le détective préférerait que je ne mentionne pas ce dernier point, parce que ça ne fera qu’encourager Ja). « Ça doit être celui qui a fait le plus de flops dans la ville, dans le pays, dans le monde » raconte le détective.

Si le gros vandale classique a 10 000 tags à son actif, lui en a 100 000. Uniquement à New-York, il a dû faire des dégâts à hauteur de 5 millions de dollars.

Vers 3h du mat’, Ja et deux autres writers sortent taper un grand panneau publicitaire près du West Side Highway à Harlem. Ce soir, sont de sortie Set, 21 ans, tagueur blanc du Queens et JD, un black-latino du même âge, également du Queens. Ils chargent leurs sacs à dos de bombes de Rustoleum péta, des fat caps, une pesante pince-monseigneur de 60 cm de long et des gants chirurgicaux. On s’entasse dans la caisse et on commence à rouler, Schooly D à fond dans les enceintes. Premier arrêt chez l’épicier où Ja et Set rentrent et taxent de la bière. Puis on roule dans Harlem où l’on essaie un certain nombre de points de vente de came, tout en gardant un œil averti sur d’éventuelles « berries » –des voitures de police. Ja balance la bouteille d’un litre de bière par la fenêtre alors qu’on roule sur un échangeur haut-placé, et elle s’écrase dans la rue.

A plusieurs reprises, Ja sort de la voiture et déambule dans les rues, désinvolte, rentre dans des bâtiments, à la recherche de dealers. Une bonne partie du style de vie graffiti implique de se balader dans n’importe quelle partie de la ville, à n’importe quelle heure et de ne pas avoir peur, ou bien d’avoir peur mais de le faire quand même.

On arrive à un spot où Ja a tagué le nom du dealer sur son territoire. Les trois tagueurs achètent une ampoule de crack et d’angel dust (en français, poussière d’ange) et les mélangent (spacebase) dans un Phillies blunt évidé. JD m’explique que certaines drogues améliorent la qualité de leur tags, citant la dust pour la force et le courage. Ils ont aussi marave sous mescaline, Valium, weed, crack, liqueur de malte. Set me raconte la fois où ils ont escaladé des pylones le long de l’autoroute avec une bombe de peinture à 6h du mat’ complètement xanaxés.

Pendant que JD prépare le blunt, Ja traverse la rue avec un aérosol et flope leurs trois blazes, reliés entre eux en lettres d’un bon mètre de haut. Dans un des coins, il inscrit mon nom.

Puis, on roule vers une zone au bord de l’eau, aux confins de la ville, un site désert fait de hangars, de voies de chemin de fer et de contrées sauvages urbaines tâchetées de panneaux d’affichage en hauteur.

Les trois tagueurs sont désormais défoncés et on est assis sur le trottoir près de la voiture en train de fumer des cigarettes. Au loin, on voit un groupe d’hommes qui s’agite autour d’une voiture garée près d’un quai de chargement devant lequel on doit passer. Ceci provoque une demi-heure d’intenses et obsessives spéculations, une surveillance foncedar avec le déroulé suivant :

Set : -Gros, c’est des gueurtas.

Jd : -On y va et on checke.

Ja : -Attendez qu’on sache leurs blazes.

Set : -Yo… ils rentrent dans le camion. Des bombes, gros, ils y vont pour des bombes. Gros, c’est des gueurtas.

Ja : -Ça sent l’embrouille, l’embrouille potentielle.

Set : -Confirme-t-on les bombes ? Visuel sur les bombes ? Oui, ils ont des bombes, Y’a des beubz. C’est des gueurtas.

Il se trouve que les hommes présents sont des voleurs, faisant partie d’un groupe qui dérobe un camion avoisinant. Quelques instants plus tard, des gardes apparaissent avec des lampes torches et au moins un flingue est brandi. Les voleurs s’éparpillent pendant que les chiens se déploient sur la zone, aboyant comme des fous.

On attend que cela se tasse un peu jusqu’à ce que Ja annonce « c’est parti ! ». Capuche tirée sur la tête, il prend la tête et rampe à travers les bois (qui pour Ja, sont devenus les jungles cinématographiques du Vietnam). On s’arrête, on repart. Ja rampe sur le ventre, se rapprochant plus que nécessaire d’un des gardes qui fouille les alentours. On traverse des tunnels recouverts de graffiti (avec le non moins cinématographique goutte-à-goutte), passe par des escaliers chancelants recouverts de mauvaises herbes et de broussailles, le long de sombres chemins jonchés de nombreux détritus que les camés empruntent.

On approche du panneau publicitaire et Ja utilise la pince-monseigneur pour faire des trous dans deux barrières grillagées. On rampe à travers les trous puis on marche le long de voies de chemin de fer jusqu’à ce qu’on arrive à la base du panneau. Ja, son sac à dos sur les épaules, monte à environ douze mètres sur un fin tuyau en métal attaché au pilier principal. Après quelques tentatives infructueuses, JD le suit avec la pince-monseigneur coincée dans son pantalon qu’il passe à Ja. Sans les mains, ses jambes entourant une petite échelle, Ja fait sauter le verrou et ouvre la trappe qui mène à la passerelle. Puis il tend le bras vers JD qui s’agrippe au poteau juste en dessous de lui, en train de galérer, « passe-moi ta main, J, je vais te tirer » lui dit Ja. JD hésite. Il ne veut pas lâcher le poteau et continue d’hésiter, tout en montant. « Passe-moi ta main, JD ». Jd ne veut pas refuser mais il a du mal à mettre sa vie dans les mains de Ja. Il ne lâche pas le poteau. Ja répète fermement, calmement, et complètement sûr de lui: « passe-moi ta main, J ». JD lance son bras et Ja tire JD sur la passerelle. Puis, Set, le plus frêle des trois, suit, incertain. Ils l’ont appelé d’en haut et lui ont proposé de placer son tag mais il insiste pour monter. « Gros, rien à battre, je monte » dit-il. Je détourne le regard pendant son ascension, certain qu’il va tomber (ce qui arrive presque deux fois). À eux trois, ils ont développé une manière de procéder et de diviser le travail pendant qu’ils massacrent, l’un d’eux esquisse, l’autre remplit. Pendant 40 minutes, je les regarde s’acharner, plaçant les ombres, pendant qu’ils recouvrent les pubs pour le Parlement et Amtrak avec des flops multicolores et que Jd pinaille sur l’espace, Ja les reprenant tout en jetant les bombes vides par-dessus bord.

Ils risquent leur vie à nouveau en redescendant. Des parties de leurs visages sont couvertes de peinture, leurs yeux rayonnent lorsque les trois comparses regardent le panneau publicitaire, en disant : « c’est pas magnifique ? ». Il y a bien quelque chose de grisant en regardant cette chose, si inaccessible, atteinte et rendue criarde. On retourne à la voiture et on reprend le Westside Highway vers le nord puis vers le sud pour qu’ils aient le temps d’analyser leur œuvre. JD explique :

-Bordel, j’aurais dû utiliser du blanc.

Le lendemain, les deux panneaux publicitaires sont de nouveau recouverts de pubs et tous les graffitis ont disparu. Ja me raconte que les trois compères y sont retournés plus tôt pour prendre des photos et ont engagé la conversation avec les travailleurs qui les nettoyaient.

La deuxième partie de l’article est ici.

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