Whole cars psychédéliques, lettrages bubbles, blockbusters… Avec des milliers de pièces innovantes à son actif, on peut dire que Blade a bien mérité son titre de Roi du Graffiti.
Magie du monde moderne : depuis quelques mois la femme de Blade, Tarajiqueen, et lui-même se livrent à une joute inhabituelle sur leurs comptes Instagram respectifs : c’est à celui qui publiera les plus belles et les plus insolites archives de la carrière de Blade… Avec dans le tas de vraies pépites inédites.
C’est sans aucune doute une occasion unique de se plonger dans le parcours du peintre le plus prolifique de l’âge d’or du graffiti new-yorkais. Une immersion qui commence en 1972, et qui court jusqu’au début des années 80 avec des anecdotes d’un autre temps, le tout illustré par une cinquantaine de photos. Floues, mal cadrées ou abimées par le temps, qu’importe, le style incomparable de Blade, sa coupe afro et ses poses inimitables font toute la différence.
Années 70 : Les débuts
J’ai commencé à peindre à l’âge de 15 ans en 1972 avec Hondo1, Fresco, Dr. Sex et Camaro 170. Mon alias (blade/lame en anglais) vient du fait que j’avais toujours sur moi un cutter pour bosser et surtout me défendre en cas de bagarre avec les gangs.
En 1972, le gouvernement américain fermait de nombreuses écoles, ça a un rapport évident avec l’essor du graffiti. Notre plus grande peur, c’était la guerre du Vietnam, on écoutait Nixon à la radio. En 1974, à 17 ans, je craignais d’être appelé pour partir au front. J’y ai échappé à vingt-trois jours près. Je suis né le 23 Janvier 1957, la date de naissance limite pour être appelé était le 31 Décembre 1956. C’était vraiment une époque terrifiante.
J’ai commencé très tôt à peindre des métros, je n’ai pas été influencé par qui que ce soit. On a tout appris au fur et à mesure. J’ai peint mon premier perso en Novembre 1974. A l’époque, les trains n’étaient pas trop surveillés. Je me suis mis à taguer les camions de la poste avec Chino1 en 1972, puis les bus et l’extérieur des métros. Je me suis intéressé aux intérieurs plus tard.
Au début des années 70, il s’agissait de s’amuser. J’ai toujours été un mec positif, à voir les bons côtés de la vie. Quand c’est le chaos autour de toi, ce n’est pas la peine de se focaliser sur les choses négatives. Mes pièces ont toujours reflété mon état d’esprit.
1974 : Bubble Letters
Durant le mois de Janvier 1974, je trainais au terrain de jeux de Parkside. Il faisait si froid, qu’avec Devil on était les seuls dehors. On dessinait tous les deux sur un banc. A un moment donné, il me tend une feuille déchirée de son blackbook. C’était un tracé Blade que j’ai tout de suite aimé parce que le lettrage était rond et simple. Je l’ai peint quelques jours plus tard dans le lay up Burke. En dépit du froid glacial, j’ai réussi à finir ma pièce cette nuit-là. Quand je l’ai vue tourner le jour d’après, ça a été le déclic. J’en ai fait plus d’un millier.
Je volais mes bombes de peinture dans les toutes les quincailleries de la ville. au début, on faisait des sketches en cours. J’ai préparé des esquisses sur papier jusqu’en 1980. Mais il m’est souvent arrivé de partir en freestyle. Mon style a toujours évolué parce que je rêve en couleurs ! Mon esprit dérive dans l’espace, on peut le voir dans ce que je fais.
1974 – 1976 : l’âge d’or avec les TC5
Dans notre crew, The Crazy Five, il y a plein de nationalités différentes. Vamm est italien, Crachee est juif, Tull 13 est yougoslave, Death est irlandais, j’étais le petit noir de la bande. Plus tard, Comet qui est également italien, et Ajax qui est portugais, ont rejoint l’équipe. Ces histoires de couleurs de peau n’avaient aucune importance, il n’y avait pas de préjugés entre nous. On était juste une bande de gamins qui séchait l’école pour s’amuser à peindre des trains. Quand je me rendais dans le quartier de Seen, qui vivait dans une autre partie du Bronx, je pouvais me faire tirer dessus uniquement à cause de ma couleur de peau. Mais quand on était ensemble sur les voies pour aller peindre, on vivait un truc fun. C’est comme ça que notre esprit de camaraderie s’est développé.
Entre 1972 et 1982, j’ai peint plus de cinq mille pièces avec Comet. Personne ne me croit, mais je ne me suis jamais fait serrer. La seule fois ou je me suis retrouvé en cellule, c’est quand je me suis fait prendre pour vol à l’étalage, en 1974. Je me suis souvent fait courser, mais j’ai toujours été le plus rapide. Il faut dire aussi que les flics étaient assez vieux à l’époque.
Quand je peignais des whole cars, j’en faisais entre 750 et 1000 par an. Ce qui était dangereux à l’époque, c’était de se faire renverser par un train ou de tomber des voies surélevées et de se faire écraser par une voiture ou un camion. Mais pour nous, c’était le seul moyen de pouvoir s’exprimer.
On peignait les spots trois ou quatre fois de suite avant que ça devienne chaud puis on allait ailleurs. En 1974, on a peint l’unique rame de transports de fonds. Personne ne pensait que ça pouvait être possible. Et pourtant, on l’a fait ! En 1978, avec Comet, on a été les premiers à faire des doubles one man whole car. C’était dingue. Il y avait une sacrée compétition, mais aucune embrouille entre graffeurs. On luttait tous ensemble contre le système. Si quelqu’un peignait une superbe pièce, ça nous donnait envie de faire mieux, il y avait un réel sentiment d’unité.
1977 : Blockbusters
En 1977 avec Comet, on cherchait de nouvelles approches. On a commencé à expérimenter avec un nouveau style qui permettait de peindre une plus grande surface sur un wagon. Je traçais le A en premier sur la porte du milieu et j’étalais mon lettrage de chaque côté. Chaque lettre avait la même taille. On a nommé ce style blockbuster. C’était facile à faire, on a donc décidé d’enchainer. Une nuit sur la ligne 4, j’en ai fait quatre en six heures.
On en a fait quatre cents chacun, tous identiques, seules les couleurs changeaient en fonction de ce qu’on avait sous la main. Le truc le plus marrant c’est que les autres graffeurs prenaient autant de temps que nous pour faire des graffs plus petits, au final nos pièces avaient vraiment plus d’impact.
Les graffeurs devraient se respecter les uns les autres, on forme tous un même groupe. Comment peut-on être assez stupide pour s’embrouiller avec un gars qui fait exactement la même chose que toi ? Quand Lee enchainait des pièces incroyables, ça me motivait. C’est ce qui s’est passé quand John Lennon a fini d’écrire Imagine, Paul McCartney est rentré chez lui pour composer Yesterday. On ne se fait pas un nom en repassant les autres. Et pourtant, c’est ce qui se passe dans le graffiti en ce moment, juste à cause d’une histoire d’ego. Je suis considéré comme le King of Graffiti, mais je ne prends pas les gens de haut. Sur toute la planète, des centaines de milliers de gamins, de toutes nationalités et de toutes origines, font du graffiti. On devrait s’unir comme une famille, ça pourrait changer le cours des choses.
1980 : Blade n°5000
En 1980, Blade peint sa cinq millième pièce sur le métro de New York… il a ensuite arrêté des les compter.
The Walking Letters
Immortalisé par Henry Chalfant dans Subway Art, ce one-man whole car est un des plus connus de Blade.
L’idée de The Walking Letters vient d’un rêve que j’ai fait en 1979. Cette année là, j’ai peint une pièce avec des montagnes réalistes dans le fond, personne n’avait fait ça avant. Quand j’ai peint le whole car The Walking Letters en 1980, j’ai fait un fond réaliste et un lettrage dans un style cartoon. La combinaison des deux fonctionnait très bien, les lettres avaient l’air de se balancer dans le ciel.
1983 : Premiers pas dans le monde de l’Art
Les galeries et les musées hollandais ont été les premiers à offrir aux graffeurs new-yorkais la possibilité d’exposer en Europe. En 1983, Yaki Kornbilt organise des expositions personnelles dans sa galerie à Amsterdam, suivi de près par le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, où se déroule la première exposition hollandaise de graffiti.
J’étais juste un gamin désœuvré, un peu stupide, issu des cités. Sorti de nulle part, Yaki Kornbilt, un collectionneur hollandais, débarque à New York. Avec Dondi, Futura, Daze, Crashn Quik, Seen, Rammellzee, Bil Blast, Zephyr, je me retrouve dans le monde des collectionneurs d’art. Il nous a fait venir chacun notre tour à Amsterdam pour faire des expositions personnelles dans sa galerie. Les musées ont suivi. Je suis fier d’être le premier graffeur à avoir fait la couverture du catalogue de vente aux enchères de Sotheby’s en 2003. C’est une peinture inspirée par mon whole car In & Out avec un visage qui hurle. Ils pensaient que c’était un hommage au Cri de Munch. Pas vraiment, c’était mon interprétation d’un gars sous acide.
On a d’abord gagné le respect des graffeurs d’Amsterdam. On a formé ces gamins qui ont ensuite développé leurs propres styles. On peut le voir sur le mur que j’ai peint avec Jaz, Delta, Rhyme et Cat 22 dans le Vondelpark en 1986. Quand ma pièce a été toyée, Cat 22 est retourné faire un lettrage Blade.
Le graffiti a commencé à être accepté en tant que pratique artistique en 1992, pendant l’exposition collective intitulée Coming From The Subway au Musée Groninger. Des gens venant de partout dans le monde reconnaissaient notre travail en tant qu’œuvre d’art parce que ça se déroulait dans un musée respecté.
Depuis le King of Graffiti enchaine les expositions aux quatre coins de la planète et continue de peindre. A plus de soixante ans, il n’a toujours pas raccroché les gants et continue de se rendre en Europe où il expose régulièrement. En Mars 2018, Blade et Mickey TFP ont été invités à peindre au HAM, le musée d’art d’Helsinki en Finlande.
Le musée Groninger possède encore au moins cent œuvres graffiti collectées dans les années 80. Ce sont des œuvres d’art importantes qui devraient être exposées avant que les artistes et les collectionneurs originaux soient morts et enterrés. Des gens comme Yaki Kornblit, Vincent Vlasblom, Henk Pijnenburg et Willem Speerstra devraient recevoir le crédit qu’ils méritent. À mon avis, ce sont des génies qui ont eu le réflexe d’acheter des œuvres au bon moment.